Nextep : Comment en France les entreprises du médicament ont-elles fait face à la crise du Covid-19 ? Ont-elles été à la hauteur des défis selon vous ?
Frédéric Collet : Je vois 3 points sur lesquels les entreprises du médicament ont particulièrement bien répondu dans le cadre de cette crise inédite.
Tout d’abord, elles ont fait ce que l’on en attendait d’elles, en assumant pleinement leurs missions sur l’ensemble de leurs métiers dans un moment difficile. Elles se sont mobilisées très vite, notamment en recherche et développement, dans des conditions pourtant singulières. Elles ont su faire preuve d’agilité pour répondre immédiatement à la situation et avec une certaine ingéniosité. Ainsi, nous aurons peut-être un vaccin dans 1 an au lieu de 5 ou 6 en temps normal ! Nos entreprises sont également parvenues – en France et à l’étranger – à assurer la fabrication des produits, avec pourtant des équipes diminuées par les absences, de l’ordre de 10 à 20%. Il est remarquable, dans de telles circonstances, qu’il n’y ait pas eu de pénuries brutales. Nous avons également été capables d’assurer une interface efficace avec les autorités de santé, sur la disponibilité des produits mais aussi parfois en matière de bon usage, avec des équipes qui ont permis – à distance – d’intervenir sur des besoins spécifiques.
Par ailleurs, nos entreprises ont répondu présent sur les tensions d’approvisionnement. Il fallait pourtant faire face à des demandes totalement inédites sur certains médicaments, liées à la nature du virus. Sa gravité et son impact sur les activités de réanimation ont entraîné des tensions importantes sur certains produits de réanimation et d’anesthésie (hypnotiques, curares…). La demande a été multipliée par 100 voire 1000 dans certains cas. Sans tomber dans l’autosatisfaction, il faut souligner la réactivité et la mobilisation des personnels de nos entreprises, qui ont contribué à assurer la disponibilité des produits dans un contexte tendu et de fortes attentes.
Enfin, je pense que nous avons réussi à être explicites en termes de communication, sans pour autant chercher à occuper la scène dans cette période critique, en expliquant clairement notre rôle, les actions menées et en répondant de manière légitime aux nombreuses interrogations.
Nextep : Identifiez-vous également des leçons à tirer, des aires d’amélioration pour le secteur ?
Frédéric Collet : J’en pointerais deux en particulier.
En premier lieu, il faut noter que, dans les sujets qui remontent du fait de la crise, aucun n’est véritablement nouveau, y compris celui de l’indépendance sanitaire qui fait beaucoup débat actuellement. Nous devons donc en tirer des leçons, pour se faire mieux entendre à l’avenir.
L’autre point est à la fois un satisfecit mais aussi un sujet d’attention. La crise nous a poussé à investiguer davantage et acquérir des réflexes concernant le digital et les données. Mais cela a également permis de mesurer à quel point ces sujets requièrent de l’agilité pour répondre rapidement aux besoins urgents qui sont exprimés. L’ensemble des usages des technologies digitales a connu une accélération extrêmement variée et sans précédent depuis plusieurs semaines, c’est incontestablement un acquis pour les années qui viennent, il faut aussi en tirer les enseignements.
Nextep : Si les problématiques actuelles étaient déjà connues, que faire pour éviter – demain – que les mêmes causes aient les mêmes effets ?
Frédéric Collet : Sur ce point, il convient de pondérer car il serait sévère de dire que rien n’avait été fait auparavant. Entre autres, le CSIS (Conseil Stratégique des Industries de Santé) a apporté des solutions. Et des chantiers sont d’ailleurs toujours en cours de travail, notamment celui de l’early-access avec une volonté de trouver un système plus simple et plus attractif. Par ailleurs, à travers l’Accord cadre, il s’agit de repenser le cadre de l’accès au marché de manière générale.
Jusque-là, nous étions en effet restés sur un système avant tout basé sur la résolution d’une équation budgétaire à court-terme. La nouvelle donne est de pouvoir travailler sur un enjeu moyen-long-terme. Sur ce point, l’impératif numéro un, long mais essentiel, est celui de la mise en place d’un Horizon scanning, qui doit permettre d’avoir une vision partagée sur les innovations à venir et les évolutions du système à anticiper.
Plutôt que de tout revoir, il faut commencer par boucler le précédent CSIS – ce qui est en bonne voie – et préparer le nouveau. De même pour l’Accord-cadre ou encore le CSF (contrat stratégique de filière) qui concerne l’ensemble des industries de santé. En tout cas, il ne semble pas opportun de changer ces véhicules car ils sont pertinents. Ils doivent par contre être adaptés et en mesure d’intégrer davantage les enjeux mis en exergue par la crise.
Plus largement, on pourrait également poser la question de la pertinence d’un Grenelle de la santé, qui a déjà été soulevée par d’autres organisations professionnelles telles la FHF et dont j’avais soutenu le principe. De ce point de vue, le LEEM travaille actuellement à la préparation de propositions pour l’après-crise, qui devraient être présentées probablement début juillet. Il s’agira de recommandations de fond mais aussi de gouvernance car, encore une fois, la crise renvoie à la problématique de la cohérence de la chaîne. Il ne faut donc pas traiter seulement un morceau du puzzle mais avoir une vision d’ensemble. Et cela devra notamment amener à poser les bases d’un véritable dialogue avec l’ensemble des parties prenantes : d’abord les patients (y compris au sein de notre propre gouvernance) mais sans doute aussi d’autres acteurs tels que les hôpitaux, assurances, biotechs ou encore les acteurs de la chimie, avec lesquels il faudra renforcer les liens.
Pour rappel, au moment des dernières présidentielles, une plateforme avait été construite à l’initiative de mon prédécesseur, Patrick Errard. Elle visait à rassembler les différents acteurs de la santé pour sensibiliser les candidats avec des propositions certes générales mais qui marquaient une volonté forte de ces acteurs pour avancer ensemble sur un certain nombre de points majeurs. Nous pouvons nous en inspirer pour les prochaines étapes à concevoir ensemble.
Nextep : Quels sont les thèmes prioritaires qui doivent demain faire l’objet de changements et dans quel sens ?
Frédéric Collet : Je vois notamment deux pistes, deux sujets qui sont sur la table et qui se tiennent.
S’agissant de l’indépendance sanitaire, il existe actuellement un écueil qui consiste à la relier uniquement à la problématique industrielle. Or, il est important à mon sens de ne pas se focaliser sur ce seul facteur mais d’englober l’attractivité de l’ensemble de la chaîne et même du système de santé. Il faut s’appuyer sur l’excellence de la France en recherche clinique, publique et privée, et se demander comment restaurer l’attractivité, sur ce plan mais et aussi naturellement sur le plan industriel. Il faut aussi savoir quels sont les produits à privilégier : plutôt ceux de demain que ceux d’hier. Or, par exemple seuls 3% de nos anticorps monoclonaux sont fabriqués en France. S’agissant de la production biotech, nous sommes très en retard. Sans oublier qu’il ne s’agit naturellement pas d’agir sur un périmètre strictement national mais surtout européen.
Cette question ne doit pas éclipser celle de l’accès à l’innovation. Il serait pour le moins totalement incongru de parvenir à faire produire en France des traitements sans qu’ils n’y soient disponibles pour les patients français. Entre autres, les thérapies géniques et cellulaires sont très prometteuses mais elles représentent une équation complexe à résoudre pour le payeur. D’autant que l’équilibre des dépenses de santé va être considérablement mis à mal par la crise, puisque l’on s’avance vers un déficit qui pourrait être de l’ordre de 100 milliards d’euros.
L’accroissement de l’autonomie sanitaire française et européenne en produits de santé et l’accès facilité à l’innovation sont les deux axes d’une politique du médicament rénovée. Ils ne s’opposent pas, mais se complètent, tant la fragilité de l’approvisionnement en médicaments et les délais inacceptables d’accès au marché sont les deux marqueurs de la politique délétère conduite depuis plus de dix ans. Sans naïveté – car les menaces restent toujours aussi fortes – je suis convaincu que nous avons une occasion unique de changer la donne autour de ces deux problématiques.
Nextep : Le cadre actuel de la politique du médicament (Accord-cadre, PLFSS, CSIS, CSF, etc..) est-il adapté à la nouvelle donne ou doit il évoluer en conséquence ?
Frédéric Collet : Nous nous dirigeons indubitablement vers un PLFSS d’exception puisqu’il devra gérer une situation budgétaire, elle-même exceptionnelle et inédite. Si nous comprenons ce contexte particulièrement tendu pour les comptes sociaux, nous resterons cependant très attentifs à ce que ce le PLFSS envoie les bons signaux par rapport aux problématiques et enjeux évoqués, notamment s’agissant de la Clause de sauvegarde et surtout de l’accès à l’innovation. Il faudra par ailleurs trouver les bonnes dispositions pour intégrer les éléments d’attractivité, avec notamment une dimension de reconnaissance de la prise en compte des investissements.
Cela dit, nous vivons une période très insolite car il y avait déjà beaucoup de projets et d’interfaces avec le Gouvernement (finalisation du CSIS, CSF en développement, négociation de l’Accord-cadre, PLFSS…). Ce qui est troublant, c’est que ces nombreux sujets de discussion existaient auparavant mais qu’ils s’inscrivent désormais dans un contexte qui brouille complètement les cartes.
S’agissant de l’Accord-cadre, l’absence de Président en titre du CEPS ne nous a pas empêché d’engager les négociations avec le Comité sur la base du mandat très clair qui nous a été donné par nos instances. A ce jour, plusieurs réunions de travail ont eu lieu et le sujet est d’ailleurs inscrit à l’ordre du jour d’un conseil d’administration exceptionnel que nous réunissons cette semaine. Il est encore trop tôt pour dire si nous serons en mesure de conclure d’ici le 31 juillet prochain, mais je porte la conviction, sur la base des échanges que nous avons eus jusqu’à présent, que nous serons en mesure de présenter à l’approbation de nos instances un projet d’accord qui comprendra des avancées très consistantes.
Nous continuons surtout de croire fortement à cet outil, mais il est indispensable d’avoir un Président du CEPS qui s’inscrive dans la durée, qui le signe et qui en sera responsable dans la mise en œuvre. A ce titre, le mandat de ce nouveau Président sera aussi important que la personne qui l’incarnera. Et il faudra naturellement qu’il soit cohérent avec ce que nous apprenons de la période actuelle car l’Accord-cadre constituera un levier important pour donner toute sa puissance à la dynamique post-crise. La loi de financement de la sécurité sociale est en revanche très mal adaptée à la réalité de notre activité – son caractère court-termiste et sa dimension unilatérale la disqualifient largement. J’oppose donc clairement ici l’approche conventionnelle que nous soutenons et l’approche régalienne que nous contestons.
Lorsque l’on parle d’attractivité, il ne faut pas oublier de travailler, en parallèle, sur la compétitivité. Car les autres pays vont continuer à être actifs : la Chine et l’Inde vont continuer à produire ; les USA à renforcer leur recherche, etc. Il est donc important de ne pas adopter une vision trop refermée. Accepter de payer un médicament plus cher n’est pas vraiment à l’ordre du jour. Mais un certain nombre de chantiers doivent être ouverts, notamment sur la régulation. Encore une fois, la France a besoin d’un plan qui ne soit pas budgétaire mais qui s’inscrive dans le temps.
Nextep : Sur un plan plus personnel, que retenez-vous de cette crise ?
Frédéric Collet : Ce qui est particulièrement frappant, c’est qu’il y a un énorme paradoxe sur le fait que cette crise contribue à la fois à nous isoler et à nous rapprocher. Si les situations individuelles peuvent varier, nous vivons collectivement cet épisode, sommes stimulés par les mêmes difficultés et les mêmes interrogations. L’explosion des visioconférences a même contribué, dans un certain sens, à humaniser les relations, en nous invitant au sein du domicile voire de la cellule familiale des uns et des autres.
Un autre point remarquable est que cela fonctionne. Les grandes sociétés, qui ne sont pas forcément les plus agiles d’habitude, ont su s’adapter quasi-immédiatement et sans que l’activité ne soit véritablement perturbée. Cela va inciter à réfléchir sur les moyens de développer de manière pérenne le télétravail et plus largement sur l’organisation du travail, en termes de temps et d’espace.
Je relève cependant qu’avec ces nouveaux réflexes et modes de fonctionnement, il est plus difficile de se rendre disponible du fait de sollicitations non-stop et de l’impression d’être branché du matin au soir. Les choses sont davantage planifiées et laissent moins de part à l’impromptu ; ce qui change du coup les rapports interpersonnels.
Je suis aussi frappé de constater que des choses que l’on disait impossibles ont pu être réalisées dans le contexte de cette crise sans précédent grâce justement aux technologies de pointe : les procédures d’autorisation d’essais cliniques ont été raccourcies par la dématérialisation, la télémédecine a connu un essor inimaginable, etc…
Nextep : Etes-vous candidat à votre succession à la Présidence du Leem ?
Frédéric Collet : Oui. Quand je m’étais présenté, je m’étais projeté sur cette échéance, estimant qu’un mandat d’un an serait insuffisant. Je me représente donc pour 2 ans et suis seul candidat à l’issue de la période d’appel à candidature. Cela me donne la visibilité et la légitimité pour approfondir, avec l’ensemble des membres du conseil d’administration, le projet collectif que nous voulons porter.
« Je peux d’ores et déjà me projeter sur ce nouveau mandat [de Président du Leem] qui s’annonce passionnant et inédit »
La prochaine mandature sera placée sous le signe de trois facteurs déterminants : la situation post-crise, une vague d’innovation sans précédent dont il faut se réjouir mais qui appellera à travailler sur l’accès et, enfin, les élections présidentielles. D’autant que la santé est aujourd’hui considérée comme priorité n°1 des Français et sera nécessairement très débattue ; pas seulement sur les questions de souveraineté d’ailleurs mais aussi de priorités. Cela sera une formidable occasion d’aborder les enjeux de santé et sa transformation, jusque-là surtout traités sous l’angle budgétaire à court-terme, alors que la crise va nous amener à se projeter dans une perspective plus long-terme. Il sera intéressant de voir ce que les candidats auront à proposer dans ce cadre.
Au niveau du LEEM, la crise nous mobilise certes fortement ; mais les autres travaux continuent, notamment sur les deux sujets structurants prioritaires : l’accès précoce et l’Accord-cadre. Ils se retrouveront donc naturellement dans le cadre du prochain mandat, de même que l’indépendance sanitaire mais aussi la gouvernance du LEEM, qui a déjà évolué l’an dernier mais sur laquelle nous devons aller jusqu’au bout de l’exercice pour qu’elle soit pleinement effective.
Nextep : Le secteur pharmaceutique devrait-il avoir un rôle proactif sur la thématique de l’environnement ?
Si le sujet n’est pas directement lié au Covid, il est intéressant et frappant de noter que, par les comportements que la situation génère, les problèmes d’environnement sont mis en avant. Sans oublier que l’épidémie nous invite à renforcer la connaissance des zoonoses (maladies d’origine animale).
Il faut souligner qu’un grand nombre de nos entreprises sont déjà engagées, surtout à un niveau individuel.
C’est un sujet qu’il faudrait effectivement probablement davantage considérer sur le plan collectif. Notre secteur fait déjà beaucoup de choses – je pense en particulier à tout ce qui concerne le recyclage avec CYCLAMED et DASTRI ou encore aux alternatives à l’expérimentation animale – tout en ne les valorisant sans doute pas assez. Mais, de façon générale, je souhaite que nous puissions être plus proactifs sur certains sujets qui, sinon, nous rattraperont à notre corps défendant.
Propos recueillis par Guy Eiferman et Guillaume Sublet
Agé de 55 ans, marié et père de trois enfants, Frédéric Collet est diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris et de l’Université Paris 2.
Après une première partie de carrière dans l’industrie cosmétique (groupe Henkel) en France et en Grande Bretagne, il rejoint en 2005 le groupe Novartis et son activité de dispositif médicaux d’ophtalmologie comme directeur général de Ciba-Vision.
En 2009, il devient Président de Sandoz France (médicaments génériques et biosimilaires). En 2015, il est nommé directeur général de Novartis Oncologie pour la France, et contribue au développement de cette nouvelle division stratégique du Groupe. Il réalise avec succès l’intégration des activités de GSK et le déploiement du portefeuille dans les domaines de l’hématologie, de l’oncologie et des maladies rares.
Président de Novartis France depuis avril 2017, il dirige à ce titre le comité exécutif du Groupe qui réunit les activités de Novartis Pharma et Oncologie, Sandoz, et le site industriel de biotechnologie d’Huningue.
Il est aussi directeur général de Novartis Oncologie en France, administrateur de la société AAA (Advanced Accelerator Applications) – propriété de Novartis – et président de Cell for Cure.
Il est également président du Comité Cancer.
Au sein du Leem, où il est administrateur depuis 2 ans, il a été membre du Bureau, dont il a été le secrétaire, et chef de file des laboratoires Européens.